Rétrospective 2018 - COURS POUR LES ÉLÈVES

LE CLASSICISME
Le classicisme est un mouvement culturel, esthétique et artistique qui se développe en France, et plus largement en Europe, à la frontière entre 1660 et 1715. Il se définit par un ensemble de valeurs et de critères qui dessinent un idéal s'incarnant dans l’«honnête homme» et qui développent une esthétique fondée sur une recherche de la perfection, son maître mot est la raison.
Faire de l’art c’est reproduire la nature au travers de critère de la raison : La Vraisemblance et La Bienséance.
Le théâtre classique est un théâtre de discours, qui bannit l’action physique (duels, batailles, meurtres..) de la scène et remplace les événements, ainsi rejetés à l’extérieur, par des récits.
La Vraisemblance : «vrai peut quelque fois n’être pas vraisemblable», dit justement Boileau. La tragédie, pour avoir sur le public l’effet recherché qui est de lui inspirer pitié et peur, doit offrir aux spectateurs une histoire crédible, qui pourrait avoir lieu en réalité. Mais cela ne suffit pas : non seulement on doit bannir de l’intrigue des éléments fantastiques ou impossibles, mais l’on doit même éviter de présenter des situations qui, bien que théoriquement possibles dans la vie réelle, sont trop rares et extraordinaires. Il faut, en d’autres termes, que le public puisse s’identifier aux personnages et se reconnaître dans les situations qu’ils vivent. Il faut donc que ces événements apparaissent non seulement possibles, mais probables, courants. La vraisemblance, comme les unités, n’est donc pas totalement artificielle : elle sert esthétiquement le but même de la tragédie, qui est, selon Aristote, de provoquer compassion et terreur chez les spectateurs. Une histoire invraisemblable, précisément, ne saurait provoquer de tels sentiments.
La bienséance : Le mot «bienséances» désignait, au XVIIème siècle, un ensemble de règles tacites qui avaient pour objectif de ne choquer le public ni sur le plan moral ni sur le plan esthétique. La première de toutes les bienséances pourrait constituer une quatrième unité : il s’agirait de l’unité de ton, qui veut que l’on mélange les genres (voir annexe). L’univers de la tragédie doit toujours s’exprimer d’une manière noble et conforme à son rang, même si c’est pour dévoiler un caractère odieux. Chez Racine, Néron lui-même n’oublie pas les bonnes manières. C’est ainsi que l’on évite toute référence trop claire aux fonctions biologiques et à la sexualité.
Les classiques pratiquent également l’art de la litote, qui consiste à dire moins que l’on ne pense. Lorsque Chimène dit à Rodrigue: «Va, je ne te hais point», elle veut dire qu’elle l’aime passionnément. Mais il eut été malséant de lui faire une déclaration enflammée. En général, les bienséances consistent à ne pas choquer le goût ni les préjugés du public. Les personnages doivent être présentés tels que le public les imagine, même si cela revient à flatter les idées toutes faites que les Français de l’époque pouvait avoir sur d’autres peuples.
C’est aussi ce qui est conforme à la logique interne des choses. Introduire un vielle homme dans une histoire, c’est lui prêter un comportement conforme à ce qu’on attend d’un vieillard : retenue sagesse, avarice ; en aucun cas on lui prêtera de l’amour puisqu’il s’agit d’une passion réservée à la jeunesse. De même d’un roi, qu’on s’abstiendra de faire descendre de sa dignité royale pour lui prêter des soucis quotidiens.
Instruire en choisissant de reproduire le général, l’acceptable, le cohérent, et surtout éviter le monstrueux et le choquant. On cherche à offrir aux publics ce qui est délicat, fin, bien construit et gracieux.
En conclusion, l’art classique est un art qui se veut naturaliste et réaliste, le but n’est pas de surprendre mais de remporter l’adhésion. Il faut que le public soit convaincu.
«Qu'en un jour, qu'en un lieu, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.»
Ces deux vers de Boileau résument la fameuse règle des trois unités : l'action doit se dérouler en vingt-quatre heures (unité de temps), en un seul lieu (unité de lieu) et ne doit être constituée que d'une seule intrigue (unité d'action).
Ces règles poursuivent deux buts principaux. D'une part il s'agit de rendre l'action théâtrale vraisemblable, car les décors n'ont pas besoin de changer et l'action se déroule en un temps qui pourrait être le temps de la représentation. D'autre part l'action est plus facile à suivre, car les intrigues compliquées mêlant de nombreux personnages sont proscrites au profit d'intrigues linéaires centrées sur peu de personnages. Ces règles ont mené à une forme d'intériorisation des actions. En effet la parole s'est développée au détriment du spectaculaire et les pièces classiques accordent beaucoup de place à l'expression des sentiments et à l'analyse psychologique.
RACINE ET LE JEANSENISME
Né en 1639, Jean Racine a perdu ses parents dès 1643 et ce sont ses grands-parents paternels qui s'occupèrent de lui, à la Ferté-Milon, non loin de Port-Royal des Champs. Sa tante y était devenue pensionnaire, avant d'y prononcer ses vœux, comme l'avait déjà fait sa propre tante.
A la mort de son grand-père, il rejoint les Petites-Ecoles de Port-Royal Paris, alors que sa grand-mère rejoint l'institution en tant que religieuse.
La répression sur les Petites-Ecoles l'amena à suivre ses classes à Beauvais de 1653 à 1655, avant de revenir suivre leur parcours, soit à Paris, soit à Port-Royal des Champs, soit chez des sympathisants hébergeant les cours.
Toutefois, Jean Racine se tournait vers le théâtre et Port-Royal rejetait catégoriquement cette forme d'art, comme toute participation au monde matériel. Pierre Nicole, dans Imaginaires, affirme les choses nettement :
« Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, qu’il a causés en effet ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux.
Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses, et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. »
La réponse de Pierre Corneille, dans sa préface à Attila, fut dure, mais bien moins que celle de Jean Racine, dans une « Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires ».
On y lit notamment :
« Et qu'est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de commun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d'esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu ?
Faut-il, parce que Desmarets a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d'en faire ? Vous avez assez d'ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux ?
Oh ! Que le provincial était bien plus sage que vous ! Voyez comme il flatte l'Académie, dans le temps même qu'il persécute la Sorbonne. Il n'a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras ; il a ménagé les faiseurs de romans ; il s'est fait violence pour les louer : car, Dieu merci, vous ne louez jamais ce que vous faites.
Et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favorables. Mais si vous n'étiez pas content d'eux, il ne fallait pas tout d'un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots d'empoisonneurs publics, et de gens horribles parmi les chrétiens.
Pensez-vous que l'on vous en croie sur votre parole ? Non, non monsieur : on n'est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius, cependant on ne vous croit pas encore.
Mais nous connaissons l'austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes : vous en damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer.
Hé ! Monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l'autre monde : ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l'avez quitté il y a longtemps. Laissez-le de juger des choses qui lui appartiennent.
Plaignez-le, si vous voulez, d'aimer des bagatelles, et d'estimer ceux qui les font ; mais ne leur enviez point de misérables honneurs, auxquels vous avez renoncé. »
C'est là pour Jean Racine se séparer de l'idéalisme de Port-Royal, dans une rupture brutale. Il dénonce le sectarisme et l'aridité de la simple répétition des mêmes thèses depuis dix ans, il se moque qu'on considère que l'avocat Le Maître soit devenu digne juste pour avoir fait la vaisselle et bécher le jardin.
Il raconte des anecdotes, attaquant par exemple l'hypocrisie anti-artistes de Port-Royal, où l'on a pourtant lu évidemment avec une grande attention le roman Clélie, de Mlle de Scudéry, publié en 1656, qui dépeignait l'abbaye de manière très favorable.
Et il justifie sa position, au nom de la culture mentionnant Sophocle, Euripide, Térence, Homère et Virgile, qui ont traversé les siècles, malgré l'effondrement de Rome et Athènes.
Il salue donc le XVIIe siècle qui « ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l'on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands génies de l'antiquité ».
La conclusion de la lettre est assassine :
« Retranchez-vous donc sur le sérieux, remplissez vos lettres de longues et doctes périodes, citez les Pères, jetez-vous souvent sur les injures, et presque toujours sur les antithèses : vous êtes appelé à ce style, il faut que chacun suive sa vocation. Je suis, etc. »
Port-Royal répondit par deux lettres en défense, par l'intermédiaire de deux figures secondaires, mais par la suite Pierre Nicole ajouta ces lettres, avec un commentaire assassin pour Jean Racine, dans la nouvelle publication des Imaginaires. Jean Racine est présenté comme un « jeune poète » ; il est dit que dans sa lettre « tout est faux », « contre le bon sens, depuis le commencement jusqu'à la fin ».
Nicolas Boileau parvint à empêcher Jean Racine de répondre par une lettre publique cinglante. Pourtant, ce dernier respectera toujours Port-Royal. Alors qu'il est historiographe du roi et membre de l' Académie française, il assiste en tant que seul membre de la cour à l'inhumation du cœur d'Antoine Arnauld à Port-Royal, alors que celui-ci est mort en exil à Bruxelles.
Sa fille rejoignit Port-Royal comme pensionnaire et comptait devenir religieuse, mais l'interdiction officielle l'en empêcha. Lui-même décida d'être enterré à Port-Royal et un manuscrit non terminé de lui fut publié en toute prudence en 1742, en contant l'histoire.
Intitulé Abrégé de l'histoire de Port-Royal, il prend la défense de Port-Royal face aux jésuites, constatant juste des faits relevant du mysticisme religieux, et arrêtant cette histoire à la moitié de son déroulement, sans aborder donc la question de la répression.
Cela tient à la contradiction dans laquelle Jean Racine se trouvait, qui n'est lisible que par le matérialisme historique. Car, à l'inverse, l'une des thèses les plus connues et les plus diffusées dans la bourgeoisie veut que le théâtre de Jean Racine ait été « janséniste ».
Phèdre aurait été une synthèse de la vision du monde janséniste : le monde est mauvais, l'amour une malédiction en tant qu'expression des sens emportant la raison.
Du point de vue matérialiste dialectique, c'est absurde : Phèdre fait l'éloge de la dimension psychologique profonde humaine, en montre la complexité. Jean Racine est l'un de nos trois auteurs nationaux, avec Molière et Honoré de Balzac, dont la démarche commune et typiquement française est le portrait psychologique.
La bourgeoisie en reste à la conception d'une « dénonciation ». La citation suivante attribuée à Antoine Arnauld est ainsi diffusée :
« II n'y a rien à reprendre au caractère de sa Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne cette grande leçon, que lorsqu'en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes, et à la perversité de notre cœur, il n'est point d'excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant ».
Voltaire, dans une lettre, raconte qu'à son époque, cette perception de l'oeuvre de Jean Racine était déjà connue :
« Je sais de science certaine, nous apprend Voltaire, qu'on accusa Phèdre d'être janséniste. Comment, disaient les ennemis de l'auteur, sera-t-il permis de débiter à une nation chrétienne ces maximes diaboliques :
Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
N'est-ce pas là évidemment un juste à qui la grâce a manqué ? J'ai entendu tenir ces propos dans mon enfance, non pas une fois, mais trente. » (Lettre du 23 décembre 1760, au marquis Albergati Capacelli) »
Ce qu'on peut en fait voir, c'est qu'ayant raté le calvinisme, la bourgeoisie a du mal à cerner ce qui est psychologique, étant donné qu'elle est passée pour la développer par le stoïcisme et la religion chatholique, puis ensuite par le déisme et la franc-maçonnerie.
Avoir un personnage qui se sent tourmenté, coupable d'erreurs, prédestiné à cette erreur de par ses faiblesses, dépassé par la passion, tout cela se retrouve aisément aujourd'hui dans les paroles des chansons, ne serait-ce que dans celles des Beatles des débuts.
Preuve en est que les tragédies de Jean Racine présentent des figures monstrueuses, mais également des cœurs purs, des personnages vertueux, ce qui est en contradiction formelle avec la vision négative de l'Humanité du jansénisme.
Jean Racine a utilisé ce qu'il a pu dans son époque pour montrer la complexité psychologique de l'individu. C'est une thématique janséniste dans la mesure où le jansénisme nie cela.
Le théâtre de Jean Racine est d'autant plus fort qu'il s'oppose au jansénisme, pour assumer le XVIIe siècle et les exigences de la monarchie absolue d'un stoïcisme étatisé, et faisant progresser la question psychologique en inversant le jansénisme.
Lui-même, bien entendu, ne pouvait pas le saisir, de par la forme sociale de la monarchie absolue. Son respect pour le « jansénisme » tient ainsi, paradoxalement, à son respect psychologique pour les individus de Port-Royal. Mais Port-Royal sera historiquement écrasé, alors que Jean Racine sera reconnu comme l'un des auteurs nationaux français.
Le classicisme est un mouvement culturel, esthétique et artistique qui se développe en France, et plus largement en Europe, à la frontière entre 1660 et 1715. Il se définit par un ensemble de valeurs et de critères qui dessinent un idéal s'incarnant dans l’«honnête homme» et qui développent une esthétique fondée sur une recherche de la perfection, son maître mot est la raison.
Faire de l’art c’est reproduire la nature au travers de critère de la raison : La Vraisemblance et La Bienséance.
Le théâtre classique est un théâtre de discours, qui bannit l’action physique (duels, batailles, meurtres..) de la scène et remplace les événements, ainsi rejetés à l’extérieur, par des récits.
La Vraisemblance : «vrai peut quelque fois n’être pas vraisemblable», dit justement Boileau. La tragédie, pour avoir sur le public l’effet recherché qui est de lui inspirer pitié et peur, doit offrir aux spectateurs une histoire crédible, qui pourrait avoir lieu en réalité. Mais cela ne suffit pas : non seulement on doit bannir de l’intrigue des éléments fantastiques ou impossibles, mais l’on doit même éviter de présenter des situations qui, bien que théoriquement possibles dans la vie réelle, sont trop rares et extraordinaires. Il faut, en d’autres termes, que le public puisse s’identifier aux personnages et se reconnaître dans les situations qu’ils vivent. Il faut donc que ces événements apparaissent non seulement possibles, mais probables, courants. La vraisemblance, comme les unités, n’est donc pas totalement artificielle : elle sert esthétiquement le but même de la tragédie, qui est, selon Aristote, de provoquer compassion et terreur chez les spectateurs. Une histoire invraisemblable, précisément, ne saurait provoquer de tels sentiments.
La bienséance : Le mot «bienséances» désignait, au XVIIème siècle, un ensemble de règles tacites qui avaient pour objectif de ne choquer le public ni sur le plan moral ni sur le plan esthétique. La première de toutes les bienséances pourrait constituer une quatrième unité : il s’agirait de l’unité de ton, qui veut que l’on mélange les genres (voir annexe). L’univers de la tragédie doit toujours s’exprimer d’une manière noble et conforme à son rang, même si c’est pour dévoiler un caractère odieux. Chez Racine, Néron lui-même n’oublie pas les bonnes manières. C’est ainsi que l’on évite toute référence trop claire aux fonctions biologiques et à la sexualité.
Les classiques pratiquent également l’art de la litote, qui consiste à dire moins que l’on ne pense. Lorsque Chimène dit à Rodrigue: «Va, je ne te hais point», elle veut dire qu’elle l’aime passionnément. Mais il eut été malséant de lui faire une déclaration enflammée. En général, les bienséances consistent à ne pas choquer le goût ni les préjugés du public. Les personnages doivent être présentés tels que le public les imagine, même si cela revient à flatter les idées toutes faites que les Français de l’époque pouvait avoir sur d’autres peuples.
C’est aussi ce qui est conforme à la logique interne des choses. Introduire un vielle homme dans une histoire, c’est lui prêter un comportement conforme à ce qu’on attend d’un vieillard : retenue sagesse, avarice ; en aucun cas on lui prêtera de l’amour puisqu’il s’agit d’une passion réservée à la jeunesse. De même d’un roi, qu’on s’abstiendra de faire descendre de sa dignité royale pour lui prêter des soucis quotidiens.
Instruire en choisissant de reproduire le général, l’acceptable, le cohérent, et surtout éviter le monstrueux et le choquant. On cherche à offrir aux publics ce qui est délicat, fin, bien construit et gracieux.
En conclusion, l’art classique est un art qui se veut naturaliste et réaliste, le but n’est pas de surprendre mais de remporter l’adhésion. Il faut que le public soit convaincu.
«Qu'en un jour, qu'en un lieu, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.»
Ces deux vers de Boileau résument la fameuse règle des trois unités : l'action doit se dérouler en vingt-quatre heures (unité de temps), en un seul lieu (unité de lieu) et ne doit être constituée que d'une seule intrigue (unité d'action).
Ces règles poursuivent deux buts principaux. D'une part il s'agit de rendre l'action théâtrale vraisemblable, car les décors n'ont pas besoin de changer et l'action se déroule en un temps qui pourrait être le temps de la représentation. D'autre part l'action est plus facile à suivre, car les intrigues compliquées mêlant de nombreux personnages sont proscrites au profit d'intrigues linéaires centrées sur peu de personnages. Ces règles ont mené à une forme d'intériorisation des actions. En effet la parole s'est développée au détriment du spectaculaire et les pièces classiques accordent beaucoup de place à l'expression des sentiments et à l'analyse psychologique.
RACINE ET LE JEANSENISME
Né en 1639, Jean Racine a perdu ses parents dès 1643 et ce sont ses grands-parents paternels qui s'occupèrent de lui, à la Ferté-Milon, non loin de Port-Royal des Champs. Sa tante y était devenue pensionnaire, avant d'y prononcer ses vœux, comme l'avait déjà fait sa propre tante.
A la mort de son grand-père, il rejoint les Petites-Ecoles de Port-Royal Paris, alors que sa grand-mère rejoint l'institution en tant que religieuse.
La répression sur les Petites-Ecoles l'amena à suivre ses classes à Beauvais de 1653 à 1655, avant de revenir suivre leur parcours, soit à Paris, soit à Port-Royal des Champs, soit chez des sympathisants hébergeant les cours.
Toutefois, Jean Racine se tournait vers le théâtre et Port-Royal rejetait catégoriquement cette forme d'art, comme toute participation au monde matériel. Pierre Nicole, dans Imaginaires, affirme les choses nettement :
« Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, qu’il a causés en effet ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux.
Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses, et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. »
La réponse de Pierre Corneille, dans sa préface à Attila, fut dure, mais bien moins que celle de Jean Racine, dans une « Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires ».
On y lit notamment :
« Et qu'est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de commun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d'esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu ?
Faut-il, parce que Desmarets a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d'en faire ? Vous avez assez d'ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux ?
Oh ! Que le provincial était bien plus sage que vous ! Voyez comme il flatte l'Académie, dans le temps même qu'il persécute la Sorbonne. Il n'a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras ; il a ménagé les faiseurs de romans ; il s'est fait violence pour les louer : car, Dieu merci, vous ne louez jamais ce que vous faites.
Et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favorables. Mais si vous n'étiez pas content d'eux, il ne fallait pas tout d'un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots d'empoisonneurs publics, et de gens horribles parmi les chrétiens.
Pensez-vous que l'on vous en croie sur votre parole ? Non, non monsieur : on n'est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius, cependant on ne vous croit pas encore.
Mais nous connaissons l'austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes : vous en damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer.
Hé ! Monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l'autre monde : ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l'avez quitté il y a longtemps. Laissez-le de juger des choses qui lui appartiennent.
Plaignez-le, si vous voulez, d'aimer des bagatelles, et d'estimer ceux qui les font ; mais ne leur enviez point de misérables honneurs, auxquels vous avez renoncé. »
C'est là pour Jean Racine se séparer de l'idéalisme de Port-Royal, dans une rupture brutale. Il dénonce le sectarisme et l'aridité de la simple répétition des mêmes thèses depuis dix ans, il se moque qu'on considère que l'avocat Le Maître soit devenu digne juste pour avoir fait la vaisselle et bécher le jardin.
Il raconte des anecdotes, attaquant par exemple l'hypocrisie anti-artistes de Port-Royal, où l'on a pourtant lu évidemment avec une grande attention le roman Clélie, de Mlle de Scudéry, publié en 1656, qui dépeignait l'abbaye de manière très favorable.
Et il justifie sa position, au nom de la culture mentionnant Sophocle, Euripide, Térence, Homère et Virgile, qui ont traversé les siècles, malgré l'effondrement de Rome et Athènes.
Il salue donc le XVIIe siècle qui « ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l'on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands génies de l'antiquité ».
La conclusion de la lettre est assassine :
« Retranchez-vous donc sur le sérieux, remplissez vos lettres de longues et doctes périodes, citez les Pères, jetez-vous souvent sur les injures, et presque toujours sur les antithèses : vous êtes appelé à ce style, il faut que chacun suive sa vocation. Je suis, etc. »
Port-Royal répondit par deux lettres en défense, par l'intermédiaire de deux figures secondaires, mais par la suite Pierre Nicole ajouta ces lettres, avec un commentaire assassin pour Jean Racine, dans la nouvelle publication des Imaginaires. Jean Racine est présenté comme un « jeune poète » ; il est dit que dans sa lettre « tout est faux », « contre le bon sens, depuis le commencement jusqu'à la fin ».
Nicolas Boileau parvint à empêcher Jean Racine de répondre par une lettre publique cinglante. Pourtant, ce dernier respectera toujours Port-Royal. Alors qu'il est historiographe du roi et membre de l' Académie française, il assiste en tant que seul membre de la cour à l'inhumation du cœur d'Antoine Arnauld à Port-Royal, alors que celui-ci est mort en exil à Bruxelles.
Sa fille rejoignit Port-Royal comme pensionnaire et comptait devenir religieuse, mais l'interdiction officielle l'en empêcha. Lui-même décida d'être enterré à Port-Royal et un manuscrit non terminé de lui fut publié en toute prudence en 1742, en contant l'histoire.
Intitulé Abrégé de l'histoire de Port-Royal, il prend la défense de Port-Royal face aux jésuites, constatant juste des faits relevant du mysticisme religieux, et arrêtant cette histoire à la moitié de son déroulement, sans aborder donc la question de la répression.
Cela tient à la contradiction dans laquelle Jean Racine se trouvait, qui n'est lisible que par le matérialisme historique. Car, à l'inverse, l'une des thèses les plus connues et les plus diffusées dans la bourgeoisie veut que le théâtre de Jean Racine ait été « janséniste ».
Phèdre aurait été une synthèse de la vision du monde janséniste : le monde est mauvais, l'amour une malédiction en tant qu'expression des sens emportant la raison.
Du point de vue matérialiste dialectique, c'est absurde : Phèdre fait l'éloge de la dimension psychologique profonde humaine, en montre la complexité. Jean Racine est l'un de nos trois auteurs nationaux, avec Molière et Honoré de Balzac, dont la démarche commune et typiquement française est le portrait psychologique.
La bourgeoisie en reste à la conception d'une « dénonciation ». La citation suivante attribuée à Antoine Arnauld est ainsi diffusée :
« II n'y a rien à reprendre au caractère de sa Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne cette grande leçon, que lorsqu'en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes, et à la perversité de notre cœur, il n'est point d'excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant ».
Voltaire, dans une lettre, raconte qu'à son époque, cette perception de l'oeuvre de Jean Racine était déjà connue :
« Je sais de science certaine, nous apprend Voltaire, qu'on accusa Phèdre d'être janséniste. Comment, disaient les ennemis de l'auteur, sera-t-il permis de débiter à une nation chrétienne ces maximes diaboliques :
Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
N'est-ce pas là évidemment un juste à qui la grâce a manqué ? J'ai entendu tenir ces propos dans mon enfance, non pas une fois, mais trente. » (Lettre du 23 décembre 1760, au marquis Albergati Capacelli) »
Ce qu'on peut en fait voir, c'est qu'ayant raté le calvinisme, la bourgeoisie a du mal à cerner ce qui est psychologique, étant donné qu'elle est passée pour la développer par le stoïcisme et la religion chatholique, puis ensuite par le déisme et la franc-maçonnerie.
Avoir un personnage qui se sent tourmenté, coupable d'erreurs, prédestiné à cette erreur de par ses faiblesses, dépassé par la passion, tout cela se retrouve aisément aujourd'hui dans les paroles des chansons, ne serait-ce que dans celles des Beatles des débuts.
Preuve en est que les tragédies de Jean Racine présentent des figures monstrueuses, mais également des cœurs purs, des personnages vertueux, ce qui est en contradiction formelle avec la vision négative de l'Humanité du jansénisme.
Jean Racine a utilisé ce qu'il a pu dans son époque pour montrer la complexité psychologique de l'individu. C'est une thématique janséniste dans la mesure où le jansénisme nie cela.
Le théâtre de Jean Racine est d'autant plus fort qu'il s'oppose au jansénisme, pour assumer le XVIIe siècle et les exigences de la monarchie absolue d'un stoïcisme étatisé, et faisant progresser la question psychologique en inversant le jansénisme.
Lui-même, bien entendu, ne pouvait pas le saisir, de par la forme sociale de la monarchie absolue. Son respect pour le « jansénisme » tient ainsi, paradoxalement, à son respect psychologique pour les individus de Port-Royal. Mais Port-Royal sera historiquement écrasé, alors que Jean Racine sera reconnu comme l'un des auteurs nationaux français.